Comment Dieu fait toutes choses nouvelles dans l’Église?

Kaina poio panta : « nouvelles je fais toutes choses ». C’est, mot à mot, ce que dit le verset 5 du chapitre 21 de l’Apocalypse. C’est sous l’angle des « choses nouvelles » que les organisateurs ont envisagé ces conférences de carême. La commande qui m’a été faite est de parler de ces « choses nouvelles » dans l’Église.
Ce qui tombe plutôt bien puisque c’est exactement le contexte du chapitre 21 et avant dernier du livre de l’Apocalypse. Le chapitre commence ainsi : « je vis un ciel nouveau et une nouvelle terre – car le premier ciel et la première terre ont disparu, et de mer il n’y en a plus. Et je vis la Cité sainte, Jérusalem nouvelle, qui descendait du Ciel, de chez Dieu, elle s’est faite belle, comme une jeune mariée pour son époux. J’entendis alors une voix clamer, du trône : ‘Voici la demeure de Dieu parmi les hommes, il aura sa demeure avec eux ; ils seront son peuple et lui, Dieu-avec-eux, sera leur Dieu. Il essuiera toute larme de leurs yeux : de mort, il n’y en aura plus, de pleur, de cri et de peine, il n’y en aura plus car l’ancien monde s’en est allé’. Alors Celui qui siège sur le trône déclara : kaina poio panta, je fais toutes choses nouvelles ». (BJ)


Un peu plus loin, le texte décrit cette Cité Sainte. Elle « peut se passer de l’éclat du soleil et de la lumière de la lune, car la gloire de Dieu l’a illuminé et l’Agneau lui tient lieu de flambeau. Ses portes resteront ouvertes le jour – car il n’y aura pas de nuit – et l’on viendra lui porter les trésors et le faste des nations. Rien de souillé ne pourra y pénétrer, ni ceux qui commettent l’abomination et le mal, mais seulement ceux qui sont inscrits dans le livre de vie de
l’Agneau » (23-27). Vous comprenez que cette « Jérusalem nouvelle », c’est l’Église de la Gloire, l’Église du Ciel, invisible aux yeux de chair. Alors, « il n’y aura pas de nuit » ! C’est un futur. Mais « je fais toutes choses nouvelles », c’est un présent. La nouveauté est-elle donc pour aujourd’hui ou pour demain ? Est-ce qu’il nous faut pour le moment sagement patienter dans cette vallée de larmes, dans la nuit de l’histoire des hommes et de l’histoire de l’Église en attendant la Parousie ? Ces « kaina », ces « choses nouvelles » sont elles donc seulement l’à-venir ? Est-ce qu’il nous faut encore subir « l’ancien monde » (Ap. 21, 4) ? Ce n’est pas une expression de Monsieur Macron, mais de l’Apocalypse d’abord. Du moins telle que la BJ ou la TOB traduisent le mot grec « ta prota » qui signifie « premier ». C’est ainsi que traduit d’ailleurs la Bible liturgique : « ce qui était en premier s’en est allé ». L’ancien monde est-il encore celui dans lequel nous vivons ou sommes-nous dans le nouveau ? Quel est le rapport entre cette Jérusalem nouvelle, l’Église de la Gloire, sainte, immaculée qui nous est annoncée par le voyant de l’Apocalypse et celle que nous connaissons « charnellement », l’Église pérégrinante, ici-bas, celle qui fait partie de notre expérience et en ce moment, il faut le dire, de notre expérience douloureuse ?

Je voudrais répondre en deux parties : ce rapport entre l’ancien monde et le monde nouveau, entre l’Église de la terre et l’Église du Ciel, dépend de nous (1° partie) et dépend de Dieu (2°partie).

1. Cela dépend d’abord de nous, de vous et de moi. On attribue à Gandhi cet aphorisme plein de bon sens : « soyez le changement que vous voulez voir dans le monde ». Je vous propose volontiers dans la même ligne d’être la nouveauté que vous voulez voir dans l’Église.

Vous vous inquiétez : je vais encore vous demander des efforts, comme si vous n’en faisiez pas assez… « de la sueur et du sang » à la manière de Churchill. Non, ce que je vous propose c’est davantage un changement de regard. Un nouveau regard sur l’Église. Probablement qu’à toutes les générations, depuis celle des Actes des Apôtres jusqu’à aujourd’hui, l’expérience de l’Église est toujours une expérience mitigée, mélangée, faite d’ombres et de lumière. Elle n’est pas absolument négative, sinon, nous ne serions pas ici ce soir. Mais, en cette période de gros temps, elle est particulièrement troublée par des
révélations qui nous accablent. Et il est vraisemblable également que nous éprouvons vis à vis de l’institution ecclésiale d’autres incompréhensions, peut-être plus locales : nous avons pu être blessés plus personnellement par tel membre de l’Église, du clergé. Sans cesse nous mesurons l’épaisseur de l’humanité de l’Église, qui est l’épaisseur de notre propre humanité pécheresse.

Écoutez ce passage de la constitution sur l’Église du Concile Vatican II :
Déjà la fin des temps est arrivée pour nous (cf. 1 Co. 10, 11), et la rénovation du monde a été irrévocablement décidée, et elle est d’une certaine façon réellement anticipée dans ce siècle : en effet déjà sur la terre l'Église est revêtue d’une sainteté véritable quoique imparfaite. Cependant jusqu’à ce
que viennent les cieux nouveaux et la terre nouvelle, où habite la justice (2 P. 3, 13), l'Église pérégrinante, dans ses sacrements et ses institutions qui appartiennent à ce monde porte la figure de ce siècle qui passe, elle vit parmi les créatures qui gémissent et sont encore maintenant en travail
d’enfantement et attendent la révélation des fils de Dieu (cf. Rm. 8, 19-22).
Concile Vatican II, Constitution dogmatique sur l'Église, Lumen Gentium, Ch. VII, n° 48

Pour avancer dans notre réflexion, il faut commencer par assumer ce regard sur l’Église, sans complaisance, sans feintise (Ste Thérèse). « L’Église porte la figure de ce siècle qui passe ». Comme les enfants font l’expérience à mesure qu’ils grandissent, que leurs parents aimés et idéalisés ne sont finalement pas complètement idéaux, et pas toujours aussi aimables qu’il n’y paraissait durant la période rêvée de l’enfance, ainsi nous découvrons tout au long de notre vie que l’Église, la sainte Église, que nous avons peut-être idéalisée, « vit parmi les créatures qui gémissent » et que ses membres partagent le sort commun des hommes pécheurs, fragiles et parfois aussi hélas gravement déséquilibrés voire criminels.

Pour vous aider à entrer dans ce réalisme - qui n’est pas du cynisme - je fais appel à Georges Bernanos. Dans le plus célèbre de ses romans, le Journal d’un curé de campagne (1936), le jeune curé d’Ambricourt rend visite à son ami, le curé de Torcy, un fort personnage plein de vigoureux bon sens qui essaie d’aider son jeune confrère à surmonter quelques désillusions sur sa mission à travers un récit qui est une sorte de parabole :

« La Sainte Église aura beau se donner du mal, elle ne changera pas ce pauvre monde en reposoir de la Fête-Dieu. J'avais jadis – je vous parle de mon ancienne paroisse – une sacristaine épatante, une bonne soeur de Bruges sécularisée en 1908, un brave coeur. Les huit premiers jours, astique que j'astique, la maison du bon Dieu s'était mise à reluire comme un parloir de couvent, je ne la reconnaissais plus, parole d'honneur ! Nous étions à l'époque de la
moisson, faut dire, il ne venait pas un chat, et la satanée petite vieille exigeait que je retirasse mes chaussures – moi qui ai horreur des pantoufles ! Je crois même qu'elle les avait payées de sa poche.
Chaque matin, bien entendu, elle trouvait une nouvelle couche de poussière sur les bancs, un ou deux champignons tout neufs sur le tapis de choeur, et des toiles d'araignées – ah, mon petit ! des toiles d'araignées de quoi faire un trousseau de mariée. Je me disais : "Astique toujours, ma fille, tu verras dimanche". Et le dimanche est venu. Oh ! un dimanche comme les autres, pas de fête carillonnée, la clientèle ordinaire quoi. Misère ! Enfin, à minuit, elle cirait et frottait encore, à la chandelle. Et quelques semaines plus tard, pour la Toussaint, une mission à tout casser, prêchée par deux Pères rédemptoristes, deux gaillards. La malheureuse passait ses nuits à quatre pattes entre son seau et sa vassingue – arrose que j'arrose – tellement que
la mousse commençait de grimper le long des colonnes, l'herbe poussait dans les joints des dalles.
Pas moyen de la raisonner, la bonne soeur ! Si je l'avais écoutée, j'aurais fichu tout mon monde à la porte pour que le bon Dieu ait les pieds au sec, voyez-vous ça ? Je lui disais : " Vous me ruinerez en potions" – car elle toussait, pauvre vieille ! Elle a fini par se mettre au lit avec une crise de rhumatisme articulaire, le coeur a flanché et, plouf ! voilà ma bonne soeur devant saint Pierre.
En un sens, c'est une martyre, on ne peut pas soutenir le contraire. Son tort, ça n'a pas été de combattre la saleté, bien sûr, mais d'avoir voulu l'anéantir, comme si c'était possible. Une paroisse, c'est sale, forcément. Une chrétienté c'est encore plus sale. Attendez le grand jour du Jugement, vous verrez ce que les anges auront à retirer des plus saints monastères, parpelletées – quelle vidange ! Alors, mon petit, ça prouve que l'Église doit être une solide
ménagère, solide et raisonnable. Ma bonne soeur n'était pas une vraie femme de ménage : une vraie femme de ménage sait qu'une maison n'est pas un reliquaire. Tout ça, ce sont des idées de poète."
Bernanos, Journal d’un curé de campagne, 1936, Pléïade, pp. 1037-1039

Une maison n’est pas un reliquaire… Changer de regard, c’est d’abord consentir à cette dimension de l’imperfection dans l’Église. Jean-Jacques Rousseau se plaignait : « Que d’hommes entre Dieu et moi !». Il désignait exactement le mystère de l’Église : elle est formée d’un milliard deux cent quatre vingt cinq millions de catholiques (statistiques 2017). Forcément, ça demande un peu d’organisation, quelques structures, une dimension institutionnelle, une hiérarchie, avec ses lourdeurs, ses blocages, ses petites histoires ou ses vrai scandales.
Notez que l’Église n’abuse pas des structures. Savez-vous par exemple que le Vatican emploi environ 4000 personnes, des hommes d’entretien aux préfets des dicastères ? Pour vous donner une idée comparative, la ville de Nantes en emploie 4900 et l’Agglo de Limoges 1000.
La constitution de l’Église est simple. Elle est fondée sur les Apôtres, selon la volonté de Jésus, exprimée dans le Nouveau Testament. Donc l’organisation de cette institution, la plus vieille qui soit – cherchez bien, il n’y en a pas de plus ancienne – et qui est répandue sur les cinq  continents, n’a que trois niveaux : le Pape, les évêques et les prêtres (les curés). Il n’y a pas de société plus décentralisée. Les collaborateurs du Pape, ce sont 4000 évêques. Les gens pensent que l’Église est hyper centralisée et que tout se décide à Rome… Le Pape est chargé de l’unité du troupeau et de l’unité dans la foi. Il n’exerce pas concrètement une autorité directe sur les évêques : les évêques ne sont pas les représentants du Pape, ils sont avec lui - sous son
autorité - membres du collège épiscopal. Et le collège épiscopal succède au collège des Apôtres avec Pierre à sa tête.
C’est la volonté de Jésus, qui institue l’Église. Elle est d’origine divine. Cela fait partie du regard de foi que nous devons renouveler sans cesse sur l’Église. En ce moment on entend beaucoup dire, à l’occasion des scandales des abus sexuels, qu’il faut lutter contre le cléricalisme. Le Saint Père le dit souvent et il nous faut l’entendre. Le cléricalisme, c’est le détournement par des clercs à leur propre profit, de l’autorité qui leur a été confiée, pour s’assurer un pouvoir, un intérêt personnel, une mainmise, une reconnaissance… Donc, oui, il faut lutter contre le cléricalisme.
Mais lutter contre le cléricalisme ne signifie pas lutter contre les clercs, ni remettre en cause la structure de l’Église telle que nous l’avons reçue de Jésus et que je viens de vous la décrire. Je lis en ce moment des tribunes qui réclament une Église qui serait une sorte de démocratie mondiale, avec ses élus, représentant du peuple des baptisés, avec parité homme/femme. C’est d’ailleurs étonnant au moment où l’on nous parle tant de la crise de la démocratie
représentative, de la fatigue démocratique… comme quoi la nouveauté dont il est question dans l’Apocalypse n’est pas une question de mode, parce qu’alors nous serions déjà démodés.

Je ne voudrais pas trop faire une apologia pro vita sua, une défense de je ne sais quelle caste sacerdotale, mais si l’on s’affranchit des ministres ordonnés, Pape, évêques, prêtres – je laisse de côté les diacres qui n’ont pas de mission de gouvernement – on fait de l’Église une association parmi d’autres, avec un président, un secrétaire et un trésorier, une simple organisation humaine, chargée d’entretenir le souvenir de Jésus-Christ, mais coupée de sa dimension surnaturelle, de son origine divine, et aussi de sa fidélité à l’Évangile. Écoutez les Évangiles :
« Puis, Jésus gravit la montagne, et il appela ceux qu’il voulait. Ils vinrent auprès de lui et il en institua douze pour qu’ils soient avec lui et pour les envoyer proclamer la Bonne Nouvelle avec le pouvoir d’expulser les démons » (Mc 3, 13-15). « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ait choisis et établis » (Jn 15, 16). « Qui vous écoute m’écoute, qui vous rejette me rejette et qui me rejette rejette Celui qui m’a envoyé » (Lc 10, 16) – « Il leur dit alors de nouveau « Paix à vous ! Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie ». Ayant dit cela, il souffla sur eux et leur dit : « recevez l’Esprit Saint. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus » (Jn 20,21). « Tu es Pierre et sur cette Pierre je bâtirai mon Église. Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux. Ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les Cieux, ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les Cieux » Mt 16, 18-19. Etc…

De deux choses l’une : soit Jésus lui-même est affreusement clérical en confiant une mission proprement surnaturelle à de pauvres hommes – et Dieu sait si les récits évangéliques ne cachent pas leur pauvreté -, soit c’est ainsi qu’il veut que vive son Église. Lutter contre le cléricalisme, ce n’est pas lutter contre les clercs, ni contre leur autorité. C’est permettre que les Clercs accomplissent leur mission à la manière de Jésus, à la manière des Apôtres, dans l’oubli d’eux-mêmes, le don d’eux-mêmes. C’est un équilibre délicat : le prêtre, l’évêque sont en première ligne, parlent, sont visibles, agissent au nom du Seigneur. Et s’ils ne l’étaient pas, ils ne seraient pas fidèles à leur mission. Mais, comme Jésus, ils doivent laver les pieds de leurs frères. Ils doivent pouvoir dire avec Jésus « je suis au milieu de vous comme celui qui sert » (fait suite à la dispute des Apôtres sur « le plus grand », Jésus leur dit « les rois des nations dominent sur elles et ceux qui exercent le pouvoir sur elles se font appeler Bienfaiteurs. Mais pour vous, il n’en va pas ainsi. Au contraire
que le plus grand parmi vous se comporte comme le plus jeune, et celui qui gouverne comme celui qui sert. Quel est en effet le plus grand, celui qui est à table ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Et moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert » Lc 22, 24-27).

Un regard renouvelé sur l’Église, c’est un regard qui accepte dans la confiance cette constitution ministérielle de l’Église, sans idolâtrer ceux qui ne sont que « des serviteurs à cause de Jésus-Christ » (« En effet, ce que nous proclamons, ce n’est pas nous-mêmes ; c’est ceci : Jésus Christ est le Seigneur ; et nous sommes vos serviteurs, à cause de Jésus. (…) Mais ce trésor, nous le portons comme dans des vases d’argile ; ainsi, on voit bien que cette puissance extraordinaire appartient à Dieu et ne vient pas de nous ». 2 Co 4, 5-7). Un regard renouvelé sur l’Église, c’est un regard qui n’encourage pas le « clergy-bashing » pour parler à la mode, disons la suspicion, le dénigrement, la remise en cause systématique des ministres de l’Église. Mais c’est aussi un regard juste sur le ministère sacerdotal, car il n’est pas tout puissant, ne doit pas mépriser les charismes répandus dans le peuple chrétien, ni situer le prêtre ou l’évêque comme un monarque absolu face à un peuple servile, ou le pasteur infaillible face à un troupeau bêlant.

Parmi les belles inflexions du Concile Vatican II, reprises à de multiples reprises par les documents du magistère, il y a cette insistance sur le sacerdoce royal des baptisés, qui est d’une autre nature que celui des prêtres, mais qui les autorise à agir dans le monde et dans l’Église, à prendre leur part au discernement et aussi dans une certaine mesure au gouvernement de l’Église. Tout cela peut sembler de pure organisation, des questions institutionnelles ou structurelles.
Mais l’enjeu est plus profond qu’il n’y paraît, parce que l’Église visible et l’Église invisible ne sont pas deux réalités séparées. Il n’y a pas deux Églises. Il n’y a pas d’un côté une sorte de pur corps mystique communauté spirituelle des âmes sans corps, et d’un autre côté une sorte de cadavre  d’organisation ecclésiastique ; mais ce qui est organisé, c’est la communauté des amis de Dieu, et ce qui est Corps mystique, c’est la société ecclésiastique elle-même. Congar, Chrétiens désunis, Cerf, US 1, 1937, p. 100

On a tort de raisonner comme si l’Église visible et l’Église invisible étaient en réalité deux Églises, alors que l’Église visible est ce que nous pouvons voir de l’Église invisible et cette part visible de l’Église invisible varie avec chacun de nous. Car nous connaissons d’autant mieux ce qu’il y a en elle d’humain que nous sommes moins dignes de connaître ce qu’elle a de divin. Sinon, comment expliqueriez-vous cette bizarrerie que les plus qualifiés pour se scandaliser des défauts, des déformations ou même des difformités de l’Église visible – je veux dire les saints – soient précisément ceux qui ne s’en plaignent jamais ? Georges Bernanos, « Nos amis les saints », in La liberté pour quoi faire ? Essais et écrits de combat, t. 2, Pléiade, Gallimard, 1995, p. 1381 Voilà pour le nouveau regard. Je vous invite à regarder l’Église avec « les yeux de la foi » pour mieux voir comment Dieu fait toutes choses nouvelles en elle. Pas seulement dans l’Église du Ciel, ça c’est acquis, mais aussi dans l’Église institutionnelle, terrestre, malgré toute la saleté qui la défigure. Les saints ne dénigrent pas l’Église, car ils savent bien qu’elle est leur mère. Les saints n’idéalisent pas l’Église terrestre car ils savent qu’elle gémit en travail d’enfantement. Les saints réforment l’Église par leur propre sainteté, par leur prophétisme.
« On ne réforme l’Église qu’en souffrant pour elle, on ne réforme l’Église visible qu’en souffrant pour l’Église invisible. On ne réforme les vices de l’Église qu’en prodiguant l’exemple de ses vertus les plus héroïques. Il est possible que François d’Assise n’ait pas été moins révolté que Luther par la débauche et la simonie des prélats. (…) Mais il n’a pas défié l’iniquité, il s’est jeté dans la pauvreté. Au lieu d’essayer d’arracher à l’Église les biens mal
acquis, il l’a comblée de trésors invisibles et sous la douce main de ce mendiant le tas d’or et de luxure s’est mis à fleurir comme une haie d’avril. (…) En pleine crise de la poésie, ce qui importe n’est pas de dénoncer les mauvais poètes ou même de les pendre, c’est d’écrire de beaux vers, de rouvrir les sources sacrées ». Bernanos, « Frère Martin », Revue Esprit, 1951


2. Mais, si j’ai insisté sur l’institution ecclésiale, je voudrais surtout vous dire que si Dieu fait toutes choses nouvelles dans l’Église, c’est parce qu’il est lui-même éternelle nouveauté. C’est ma deuxième partie, je voudrais vous inviter à recentrer votre regard sur Dieu. Dieu n’est pas vieux, il est jeune, éternellement jeune, neuf, actuel. C’est pourquoi l’Évangile est si actuel, si adapté, adapté à toute époque, parce que il est l’Évangile du Christ. Comme dit une formule célèbre de Saint Irénée « le Christ a apporté toute nouveauté en s’apportant lui-même ». Omnem novitatem attulit semetipsum afferens. Alors, pour que l’Église resplendisse de la nouveauté du Christ, il ne faut pas qu’elle s’éloigne de son Maitre et Seigneur, mais qu’elle soit de plus en plus référée à Lui. Il n’y a pas de doctrine, pas de système de valeurs morales, pas d’attitude religieuse ni de programme de vie qui pourrait être détachés de la personne du Christ et dont on pourrait dire : voilà le christianisme. Le christianisme, c’est lui-même (…). Un contenu doctrinal est chrétien dans la mesure où il tombe de ses lèvres. L’existence est chrétienne dans la mesure où son rythme est déterminé par le Christ. Rien n’est chrétien qui ne le contient pas. Romano Guardini, L’essence du christianisme, Alsatia, Paris, 1950, p. 87

Dans son exhortation apostolique Evangelii Gaudium (2013), le Pape François a un beau paragraphe sur ce sujet de la nouveauté du Christ : « Le Christ est « la Bonne Nouvelle éternelle » (Ap 14, 6), et il est « le même hier et aujourd’hui et pour les siècles » (He 13, 8), mais sa richesse et sa beauté sont inépuisables. Il est toujours jeune et source constante de nouveauté. (…) Il peut toujours, avec sa nouveauté, renouveler notre vie et notre communauté, et même si la proposition chrétienne traverse des époques d’obscurité et de faiblesse ecclésiales, elle ne vieillit jamais. (…) Chaque fois que nous cherchons à revenir à la source pour récupérer la fraîcheur originale de l’Évangile, surgissent de nouvelles voies, des méthodes créatives, d’autres formes d’expression, des signes plus éloquents, des paroles chargées de sens renouvelé pour le monde d’aujourd’hui. En réalité, toute action évangélisatrice authentique est toujours « nouvelle ». Pape François, Evangelii Gaudium (2013), 11

Ce point est décisif, mais il demande à être bien compris, parce que nous avons de la « nouveauté » une compréhension peut-être trop « mondaine », trop culturelle. Je vous citais la version grecque de l’Apocalypse : kaina poio panta. Kainos signifie nouveau, mais il y a un autre mot pour dire nouveau en grec, que vous connaissez mieux : c’est néos (néophyte – une nouvelle plante – ou néo ruraux). Cette distinction apparaît clairement dans le passage de Saint Matthieu ou Jésus explique qu’il faut mettre du vin nouveau dans des outres neuves. Le vin nouveau, c’est «oinon neon » et les outres neuves, c’est askous kainous. On peut dire que le vin nouveau, c’est le beaujolais nouveau, c’est à dire récent. Il est nouveau temporellement - néos. Mais l’outre neuve, ça ne veut pas dire qu’on vient de la confectionner, ça veut dire qu’elle est d’une autre qualité, d’une nouvelle qualité - kainos. Pour recueillir le vin nouveau, le vin fort de l’Évangile, il faut une nouvelle qualité de réceptacle.
Cette distinction est importante. Parce que si nous traduisons nouveau par « dernier cri » ou up to date pour faire plus jeune, nous serons toujours en retard d’une mode. Ca ne signifie pas qu’il ne faut pas « vivre avec son temps », on peut être chrétien sans être automatiquement complètement ringard. Mais attention de ne pas confondre la nouveauté de l’Évangile avec les valeurs tendances. Comme dit finement le Père de Lubac, « qui veut trop s’adapter risque de se mettre à la remorque » (Paradoxes, Cerf, 1999, p. 30). Et Madeleine Delbrel disait de son côté : « les chrétiens n’ont pas besoin d’une foi nouvelle ou rajeunie, ils ont simplement besoin de vivre la nouveauté et la jeunesse de la foi ».

Il me semble que cet éclaircissement renvoie dos à dos le progressisme et l’intégrisme qui sont deux manières de mal articuler ou de mal comprendre la nouveauté. Les intégristes refusent de reconnaître ce qu’il y a d’humain, de muable, de changeant dans le christianisme et les progressistes ne voient que cela. Les uns et les autres ont en commun de ne pouvoir accepter à la fois l’humanité et la divinité du christianisme, de l’Église, alors qu’elle est précisément cette réconciliation entre l’homme et Dieu. C’est parce que Dieu fait toutes choses nouvelles que justement le chrétien aime le passé, où il recueille le mystère du Christ, qui est venu dans l’histoire, il y a deux mille ans, et qui est toute nouveauté. Le chrétien aime la Tradition, qui n’a rien à voir avec la nostalgie de je ne sais quelle époque révolue, mais qui est cette longue chaine qui traverse le temps pour lui
transmettre l’Évangile vivant. Le chrétien aime le présent où le Christ a promis qu’il serait avec nous et il aime le futur, parce qu’il est tourné vers l’accomplissement. Il tire de son trésor du neuf et de l’ancien.
La Tradition, selon les Pères de l'Église, est en effet tout le contraire d’un poids du passé : elle est une énergie vitale, une force propulsive autant que protectrice, agissant dans la communauté entière comme au fond de chaque fidèle, parce qu’elle n’est autre que la Parole même de Dieu se perpétuant et s’actualisant à mesure sous l’action de l’Esprit de Dieu ; non pas une lettre biblique entre les mains individuelles de critiques ou de penseurs, mais le Verbe vivant confié à l'Église et à ceux que l'Église ne cesse d’enfanter ; non pas davantage une simple doctrine objective, mais
tout le mystère du Christ. Par cette Tradition, comme vient de nous le rappeler le second concile du Vatican, l'Église livre à chaque génération « tout ce qu’elle est elle-même », tout ce dont elle vit. Dans la continuité même, la Tradition est donc perpétuel principe de renouvellement ; elle assure au corps de l'Église, sous la vigilance de ses pasteurs, cette perpétuelle jeunesse dont nous parlait Clément d’Alexandrie. Toutes les générations, sans doute, n’en tirent pas également parti, bien loin de là. Les phénomènes de sclérose aussi bien que ceux d’émancipation mortelle ne sont pas rares, - mais le trésor du Verbe est toujours là, au sein de l'Église qui a reçu les promesses de vie. Quelles que soient les fautes, les insuffisances ou les  inconsciences des hommes, c’est comme le dit Saint Irénée en un langage inimitable, un dépôt vivant qui en lui-même ne vieillit pas ; qui tout au contraire, sous l’action de l’Esprit, rajeunit sans cesse ; bien plus, qui renouvelle incessamment la jeunesse du corps qui le contient. Henri de Lubac, Les Églises particulières dans l'Église universelle Paris, Aubier-Montaigne, 1971, pp. 178-179


En conclusion, je voudrais insister pour vous dire que la nouveauté de l’Église, c’est la nouveauté de Dieu lui-même, son éternelle jeunesse. Cette nouveauté est donnée à l’Église aujourd’hui demain et pour toujours. Si vous adaptez votre regard, si vous changez de lunettes, vous continuerez certainement d’être meurtris, déstabilisés, honteux à cause des scandales qui défigurent le visage de l’Église. Mais vous verrez son éternelle jeunesse, même dans notre pays de vieille chrétienté. Je peux vous garantir qu’en arpentant notre diocèse, je l’ai vue à l’oeuvre cette nouveauté de l’Évangile, à l’oeuvre dans notre vieille Église. Cela la rajeunit, la renouvelle. Le Bienheureux Charles de Foucaud disait que « L’Église est une apparente défaite dans une perpétuelle victoire ». Que les batailles perdues, les rendez-vous manqués de l’Église ne vous empêchent pas considérer cette victoire, qui est celle en elle du Ressuscité. Et le ressuscité se donne sans cesse, dans les sacrements qui sanctifient, purifient, rajeunissent incessamment l’Église.
La condition de ce renouvellement, en plus du regard nouveau que nous porterons sur l’Église, à contre courant de l’opinion dominante, c’est notre proximité avec la source, notre proximité avec Jésus-Christ, avec l’Eucharistie, avec l’Évangile. Je laisse à Saint Paul le mot de la fin : « Si donc quelqu’un est dans le Christ, il est une créature nouvelle. Le monde ancien s’en est allé, un monde nouveau est déjà né ». 2 Co, 5, 17

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